<< Je me souviens parfaitement sa venue. Elle éliminait ceux qui la gênait. Elle a installé ces règles stupides. Elle se faisait appeler "la Vipère". La règle qui causa notre perte était l'interdiction de chanter.>>

Il/elle fit une pause, regarda tous ceux qui l'écoutait, puis, poursuivit:

<< A cette époque, je devais avoir sept ou huit ans. Neuf peut-être. La mort de ma mère, ou plutôt sa disparition, hantait encore ma conscience. Pour m'endormir, le soir, mon père me chantait une berceuse. Mais à cause du nouveau règlement, ce n'était plus possible désormais. J'habitais dans un petit appartement, où presque tous les murs communiquait avec les appartements voisins.
Une nuit, alors que je tardais à trouver le sommeil, comme depuis que cette femme était arrivée, ma mère a surgi avec encore plus de force que d'habitude. Le rapport de la police. Son visage. Son foulard poisseux de sang trouvé la forêt sombre à côté. Mon père a senti cela. Comment? Je n'en ai pas la moindre idée. Il est venu. Il a chanté. De ses sons, les cris, les voix se sont éteintes. De sa voix, il a peu à peu éloigné ce qui me terrifiait. La forêt noire. Le sang. L'homme au mouchoir étrange. De sa mélodie, il a remplacé le décor par un champ de lavande, et a fait apparaître ma mère à nos côté, nous serrant dans ses bras. Je me suis endormi.>>

De nouveau, il/elle s'arrêta. Ses auditeurs étaient perchés sur ses lèvres. Ils voyaient la scène, étaient encrés dans l'histoire. Le feu qui chauffait le camp émettait des lueurs rassurantes. Il reprit:

<< J'ignore comment ils l'ont su. Des traîtres, sans doute. Des espions surentraînés. Peut-être autre chose. Ils l'ont su, c'est l'essentiel. Je les ai vu arriver, en masse, par la fenêtre de ma chambre. Les autorités. Sans "La Vipère", bien sûr. Pourquoi se dérangerait-elle pour si peu? En un éclair, ils ont déboulé chez nous. Ce qui s'est passé ensuite? Je ne m'en souviens pas clairement. Des bousculades, mes tempes qui arrachaient mon coeur affolé. Des coups. Des cris. Des ordres lancés. Et puis... Peut-être le noir. Me serais-je évanoui/évanouie? Je n'en suis même pas sûr(e). Mais je n'oublierai jamais la suite. Des mains puissantes qui m'obligent à m'asseoir. Et d'autres qui m'empêchent de détourner la tête, le regard pendant qu'ils le fusillent.>>

Le garçon/ La fille s'arrête de nouveau. Mais ses auditeurs perçoivent parfaitement la scène. Ils la vivent. Ils entendent les hurlements désespérés de l'enfant. Ils voient le dernier regard que le père ne porte qu'à son fils/ sa fille. Résigné. Mais débordant de vie, de chaleur et d'amour. Pour son enfant, il était prêt à tout. Même à se sacrifier, à courir le risque de mourir pour le voir apaisé. Le coup retentit, et le gamin voit la personne qu'il aime le plus au monde s'écrouler. Une tache béante et rouge vif se former sur son tee-shirt. Ses yeux se fermer peu à peu. Sans un bruit. La bouche crispée de douleur. Mais les hurlements de l'enfant persistent.Les larmes jaillissent de ses yeux. Et son cri déchirant fait trembler la terre: "PAPA!!!!" Il se prolonge. Ses cordes vocales pourraient exploser, sa souffrance continuerait à leurs places.
Les images disparaissent. Le jeune conteur regarde tous les visages. Il les gravent dans sa mémoire. Une larme coule sur sa joue. Il ne l'essuie pas. Il poursuit:

<<Ils m'ont emmené très loin de là où je vivait. Ils m'ont enfermé dans un foyer dirigé par la vipère elle-même. Ces trois longues années ont été les pires/ les meilleures de ma vie. Et je me suis enfui(e).>>

Il se tu. Alors, lentement, une main se leva:

<<Que s'est-il passé pendant toutes ces années?>>